ATTENTION ! Cet article est ancien : son contenu n'est probablement plus à jour et peut comporter des éléments manquants ou erronés.
Vous connaissez Marie de Prémonville ? Mais si ! C'est grâce à elle que vous pouvez vivre les aventures de Roland et son ka-tet en français ! Marie de Prémonville a traduit Le Pistolero, Les Loups de la Calla, le Chant de Susannah et La Tour Sombre et elle est également une immense fan de l'œuvre, au même titre que vous et moi. Elle a eu la gentillesse de se prêter à un long entretien avec nous ou elle nous parle de son attachement à La Tour Sombre, de ses nombreux échanges avec Stephen King, des difficultés qu'elle a rencontré et nous livre en exclusivité son regard de fan concernant l'adaptation au cinéma. Bonne lecture et n'hésitez pas à lui poser vos questions en commentaire, elles lui seront transmises !
Bonjour Marie de Prémonville. Pouvez-vous nous en dire plus sur vous et votre travail ?
Bonjour, et merci pour votre proposition d’interview ! Je suis traductrice littéraire indépendante (ce qui veut dire que je travaille pour les maisons d’édition, avec un contrat par livre) depuis 20 ans maintenant, et j’ai traduit une soixantaine d’ouvrages à ce jour. J'ai toujours été fascinée par le langage, et il est vite devenu évident pour moi que je ferais des études littéraires (et puis… les maths étaient loin d’être mon fort, donc la question ne s’est pas posée longtemps !). Après une première expérience réussie la grande aventure a commencé et des liens de confiance avec des éditeurs se sont créés.
J’aime énormément ce métier, d’abord parce que j’apprécie de travailler en solitaire, sans perdre le contact avec le monde de l’édition (j’ai de très bonnes relations avec les éditeurs avec lesquels je travaille régulièrement, particulièrement les éditions Anne Carrière, qui ont aussi publié mon propre roman en 2009, et aussi avec mes interlocuteurs chez J’ai Lu). C’est une très grande chance de pouvoir faire le métier qu’on aime, et je savoure le plaisir et la liberté que j’éprouve au quotidien. Le statut est parfois difficile (aucun revenu quand on ne travaille pas…), mais pour moi les aléas sont largement compensés par la passion que j’ai pour ce métier. Transmettre un texte à des lecteurs qui n’y auraient pas eu accès, c’est une responsabilité, et c’est exaltant.
Comment avez-vous été contactée pour (re)traduire La Tour Sombre ?
Je travaillais déjà pour J’ai Lu depuis quelques années. En 2003, j’ai traduit une pépite, Noir, de KW Jeter. Au moment de la publication, le directeur de collection a changé, et son remplaçant a fait le tour des traducteurs planchant sur des travaux en cours. Il a apprécié mon travail sur Noir, et nous sommes restés en contact. Quelques mois plus tard, il m’a rappelée pour me soumettre un projet de grande envergure, avec des délais serrés, pratiquement trois ans d'immersion totale, et un très gros enjeu éditorial... Je suis repartie avec le manuscrit du nouveau Pistolero sans savoir de quoi il s'agissait. Il planait autour du projet une atmosphère de mystère et de fébrilité. Je l’ai lu en un week-end, et ai alors compris que je signais pour la totalité du projet : retraduction du tome 1 enrichi par l'auteur, harmonisation éclair des tomes 2, 3 et 4 pour une republication, puis traduction des tomes 5, 6 et 7 et des deux Concordances, qui nous parvenaient au compte-gouttes, avec modifications de dernière minute et autres péripéties dues à l'ampleur de l'oeuvre et à la notoriété de l'auteur. Une aventure à la fois passionnante et intimidante… et une occasion unique pour un traducteur !
C'est un travail colossal ! Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?
En effet, c’était une entreprise un peu folle ! Deux ans et demi en immersion totale, en se calquant sur le rythme d'écriture de Stephen King, qui dictait la réception des manuscrits successifs, les rectifications de dernière minute, les télescopages (en pleine traduction du 6, je recevais la première mouture du 7 qui changeait totalement l'éclairage sur une situation décrite dans le 6...). Je suis entrée en Tour Sombre presque comme on entre en religion ! C’était très particulier. Heureusement, il y a eu beaucoup de solidarité et de cohérence au sein de l'équipe travaillant sur le projet.
Outre la traduction, la réécriture et l'harmonisation des volumes déjà parus, j'ai participé à la rédaction des quatrièmes de couverture (exercice qui n’était pas mon point fort à l’époque) et j'ai fait ce qu'on appelle des « fiches d'illustration », qui récapitulaient le déroulement de l'intrigue et dressaient la liste des éléments visuels importants susceptibles d'inspirer l'illustrateur. C'était donc un projet très varié.
Pour ce qui est des difficultés de traduction à proprement parler, elles étaient multiples. Il y a d'abord eu les problèmes classiques de choix à faire. Traduire ou non un nom propre contenant un jeu de mots en anglais (au risque d’affubler le pauvre personnage du jeu de mots en question pendant les cinq cents pages du roman), privilégier la langue « source » (l'anglais), ou la langue « cible » (le français)... Il fallait, comme dans tout travail d'interprétation, trouver un juste milieu entre la spécificité des deux langues, en essayant de perdre le moins possible des subtilités de langage, et choisir selon les cas de laisser un nom tel quel ou de l'adapter pour rendre une sonorité ou un jeu de mots. Le but premier est de savoir aller vers le lecteur, de lui rendre intelligible et cohérent l'univers qu'on lui propose. Il y a toujours la solution des notes de bas de pages... mais c’est prendre le risque de casser le rythme de lecture et de rater un effet.
La clef était le juste milieu, et comme toujours en traduction, il n’y avait pas de recette. Selon le contexte, on traduit, on « francise », ou bien on adapte complètement. Il faut composer avec tous les paramètres, et c'est là que la note du traducteur a parfois son utilité.
Avec La Tour Sombre, il y avait aussi le problème des références culturelles très spécifiques (un obscur comique américain des années 50, ou une chanson jamais sortie en France...), qu'il fallait parfois laisser telles quelles car un équivalent manquerait sa cible, et parfois adapter, si par extraordinaire un équivalent acceptable pouvait être trouvé.
Dans le cas d'un roman isolé, le problème est plus circonscrit, et les dilemmes moins nombreux. Dans le cas d’une série, il faut garder à l’esprit qu'on « prépare » les volumes suivants (qui parfois ne sont même pas encore écrits !), et donc qu’une maladresse éventuelle se répercutera sur toute la suite. Il y a une sorte de « responsabilité » par rapport aux volumes ultérieurs, d'où l'importance du choix des noms et surnoms, du tutoiement ou du vouvoiement entre les personnages... Quant au problème épineux des jeux de mots,leur traduction est souvent le fruit d’un travail de réflexion « en temps masqué » (parfois la solution vient au bout de plusieurs semaines, et surgit de manière impromptue), mais aussi de pas mal de chance. Et là encore, il s’agit de ne pas rater son effet ! Et puis, concernant La Tour Sombre, il y a tant d’allusions aux autres romans de l’œuvre de Stephen King qu’il fallait sans arrêt m’y replonger (en VF, car pas question de rebaptiser des personnages que les lecteurs avaient déjà rencontrés, puisque le principe même de King étaient qu’on les reconnaisse !) J’avais des post-it de toutes les couleurs collés au-dessus de mon bureau pour m’y retrouver, ça tournait à la monomanie !
Avez-vous développé un attachement pour cette œuvre et ses personnages ?
Lorsqu’on s’embarque dans la traduction d’un roman, a fortiori d’un monument de 5000 pages comme La Tour Sombre, cela signifie qu’on passe l’essentiel de ses journées dans la tête d’un autre ! Et pas seulement ses journées. J’ai passé quelques mois à rêver de La Tour Sombre, de certains personnages ou situations, sans doute parce que je continuais à m’interroger « en off » sur les casse-tête que me posait l’œuvre, mais aussi parce qu’une familiarité très particulière s’était nouée avec ces personnages. Stephen King a un sens extrêmement aigu du détail et de la cohérence dans la narration, aussi les péripéties de Roland et de ses acolytes me paraissaient-elles parfois étrangement réelles. Il mêle avec tant de maestria le réel et l’imaginaire (la fabrique » du réel se déchire souvent et les mondes s’interpénètrent) qu’on ne peut que se sentir habité par les mondes qu’il crée. C’est comme une emprise, en parallèle de la « vraie vie », comme un film intérieur qui se déroule à son propre rythme, avec des pauses, des moments plus intenses, des rebondissements. C’était parfois dérangeant pour moi de me sentir ainsi investie, et puis au fil du temps je me suis rendu compte que La Tour Sombre s’était mêlée à des temps et des événements de ma vie, et aujourd’hui encore cela me fait sourire et cause aussi une pointe de nostalgie.
Avez-vous été en contact avec Stephen King et/ou Robin Furth durant votre travail ? Si oui, comment se sont passés vos échanges ?
J’entre presque toujours en contact avec les auteurs que je traduis, et avec Stephen King c’était indispensable, surtout pour La Tour Sombre, qu'il considère comme le pivot de toute son oeuvre. Je lui ai donc souvent posé des questions directes, auxquelles il toujours répondu bien volontiers, directement ou par son agent. Robin Furth également s’est montrée très disponible lorsque je traduisais les Concordances. Elle répondait toujours de manière précise et efficace. Pour l'anecdote et pour résumer le déroulement des échanges avec Stephen King, le premier et le tout dernier contact avec lui sont éloquents. Je lui ai écrit en commençant la retraduction du Pistolero, pour le premier d'une longue série de « cas de conscience » linguistiques. Celui-là concernait la toute première phrase de la série (et donc, en un sens, la plus importante). Dans la version initiale du Pistolero, cette phrase d'ouverture était : « L'homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le poursuivait ». Sachant que le verbe employé par Stephen King (et confirmé dans la seconde version du Pistolero) était « followed » (qui signifie « suivre », contrairement à « chased » qui lui aurait été plus proche de « poursuivre »), j'ai décidé de changer cette phrase en « L'homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait » (ce qui me paraissait rendre mieux compte du jeu de cache-cache entre ces deux personnages, durant tout le roman). Mais voulant éviter de brusquer les fans de longue date, j'ai adressé un mail à Stephen King pour lui faire part de mon dilemme. Sa réponse fut laconique mais explicite : "If I intended to mean "chased", I would have written "chased". Not "followed". And certainly not twice." En substance : « si j'avais voulu dire poursuivait, j'aurais dit poursuivait, et pas suivait... Et certainement pas deux fois de suite ». Dans ce cas, le maître a tranché, et j'ai donc procédé en conscience à la modification. Le tout dernier contact date de la remise du dernier volume concernant La Tour Sombre, c'est-à-dire la Concordance 2, au bout de deux ans et demi passés pour ainsi dire « dans sa tête » ! J'ai eu un gros pincement au coeur, et ai écrit un mail à Stephen King pour le tenir au courant de la fin du travail et lui dire que quitter cette grande aventure après tous ces mois de proximité était difficile ; je le remerciais aussi de m'avoir donné l'occasion de m’embarquer dans ce voyage. Il m'a répondu en direct un message charmant... en Haut-Parler, émaillé de « grand merci sai » et de « j'en jurerais, par ma montre et mon billet ». Ce fut un grand moment pour moi, sachant que le traducteur est par définition un travailleur de l'ombre.
Que pensez-vous du projet d'adaptation de La Tour Sombre au cinéma et du mécontentement des fans concernant Idris Elba, un acteur noir, retenu pour incarner Roland ?
Comme tous les fans j’imagine, j’attends avec impatience cette adaptation, avec aussi une petite crainte (le risque de déception est toujours grand, surtout sur une série aussi méticuleusement ficelée, avec tant de passerelles avec le reste de l’œuvre). Le choc entre l’imaginaire et la réalité sera forcément présent. Concernant le choix d’Idris Elba, je peux comprendre le mécontentement des fans. C’est un très bon acteur, mais ce n’est pas son jeu qui est mis en cause ici. Il ressemble bien peu au Clint Eastwood que King évoque lui-même pour nous présenter Roland, et c’est à son visage et à sa démarche qu’on a appris à associer le Pistolero sur 5000 pages ! En outre, dans l’œuvre, Susannah incarne explicitement l’identité afro-américaine, la défense des droits civiques, la lutte contre le racisme et la ségrégation… Il est à craindre qu’elle porte moins puissamment ce message si Roland lui-même est noir, et faire de lui un porte-étendard de cette cause changerait complètement la structure de La Tour Sombre. Roland accompagne Susannah dans son combat, il apprend beaucoup d’elle, or s’il est noir lui aussi ce compagnonnage devient bancal… Pour ma part, j’aurais plus volontiers vu Matthew McConaughey en Roland !! Mais j’attends tout de même le résultat avec grand intérêt.
Quels sont vos projets actuels, en quoi consistent-t-ils ? Comment suivre votre travail ?
Je continue à travailler régulièrement pour J’ai lu, sur la collection pour jeunes adultes de Baam !, avec la série des Numéro Quatre, de Pittacus Lore (6 volumes parus à ce jour), et aussi pour les éditions La Belle Colère, jeune maison proposant des textes d’une grande qualité, percutants et émouvants (notamment Dieu me déteste, de Hollis Seamon, superbe roman initiatique très bien accueilli par la critique et les lecteurs). Et puis je travaille surtout pour les éditions Anne Carrière, notamment sur les romans de Robert Goolrick, que je traduis depuis 2009 et qui est devenu un grand ami. Ses textes me bouleversent et c’est une très grande chance pour un traducteur de faire une rencontre aussi riche. Il est très aimé en France, a reçu de nombreux prix, et je ne peux que m’en réjouir (Grand Prix des lectrices Elle et Prix Virgin Megastore pour Arrive un Vagabond, Prix Fitzgerald pour La Chute des princes…). Et puis, je garde l’espoir de retrouver bientôt le temps et la liberté d’esprit pour écrire à nouveau pour moi… Le traducteur a beau être un travailleur de l’ombre, parfois il a aussi la tentation d’aller au feu sous son propre nom...
Voir aussi : L'actualité de Marie de Prémonville sur Facebook