Lorsqu’on s’embarque dans la traduction d’un roman, a fortiori d’un monument de 5000 pages comme La Tour Sombre, cela signifie qu’on passe l’essentiel de ses journées dans la tête d’un autre ! Et pas seulement ses journées. J’ai passé quelques mois à rêver de La Tour Sombre, de certains personnages ou situations, sans doute parce que je continuais à m’interroger « en off » sur les casse-tête que me posait l’œuvre, mais aussi parce qu’une familiarité très particulière s’était nouée avec ces personnages. Stephen King a un sens extrêmement aigu du détail et de la cohérence dans la narration, aussi les péripéties de Roland et de ses acolytes me paraissaient-elles parfois étrangement réelles. Il mêle avec tant de maestria le réel et l’imaginaire (la fabrique » du réel se déchire souvent et les mondes s’interpénètrent) qu’on ne peut que se sentir habité par les mondes qu’il crée. C’est comme une emprise, en parallèle de la « vraie vie », comme un film intérieur qui se déroule à son propre rythme, avec des pauses, des moments plus intenses, des rebondissements. C’était parfois dérangeant pour moi de me sentir ainsi investie, et puis au fil du temps je me suis rendu compte que La Tour Sombre s’était mêlée à des temps et des événements de ma vie, et aujourd’hui encore cela me fait sourire et cause aussi une pointe de nostalgie.
Lorsque Stephen King élabore ses personnages, qui ont une véritable épaisseur, il y met autant de conscience et de minutie que dans l’intrigue. Pour lui, ces personnages sont des hommes et des femmes réels. Et en un sens, ils sont réels, on n’a aucun mal à les imaginer menant leur propre existence, poursuivant leurs interactions indépendamment de la volonté de leur créateur… et du lecteur (c’est une qualité commune aux grands personnages de fiction, qu’ils ne nous apparaissent plus comme tels). Il m’est arrivé de me demander comment tel ou tel personnage réagirait à telle ou telle situation, un moyen de continuer à les faire exister aussi. Le personnage auquel je me suis attachée le plus rapidement est
Jake, et son évolution au cours de la série est pour moi très touchante et profonde. Pour lui aussi, cette quête est initiatique, et encore plus intense sans doute car il quitte l’enfance de manière brutale. Le tour de force est que King réussit à préserver son innocence de manière crédible, tout en le faisant mûrir. Ensuite, et cet attachement s’est confirmé plus tard, j’ai ressenti une tendresse particulière pour le personnage
d’Eddie Dean, qui lui aussi « grandit » énormément au cours de ses aventures avec Roland. J’aime son humour, sa fantaisie, sa douceur aussi. Lui qui était "Le Prisonnier" apprend à s’affranchir et à se lier, ce qui paraît paradoxal et qui lui donne une profondeur particulière. Et puis
Susannah est à elle seule une œuvre d’art. Elle est la Dame d’Ombres et la Dame de lumière, elle est profondément humaine, puissante. Suannah naît d’une réconciliation entre deux extrêmes, qui triomphe des violences inimaginables qu’elle a subies. Cette renaissance est magnifique, et on peut y voir un message symbolique et métaphysique (un peu comme dans l’évolution d’Eddie, sur des modalités différentes).
J’aime beaucoup ça, chez King : au-delà de la violence gratuite et du mal absolu, il y a une forme de rédemption possible, qui demande un courage surhumain. Ses personnages sont à la hauteur de ce défi. Ils gardent des séquelles et des pesanteurs (le fauteuil de Susannah en est un symbole puissant, qu’elle subit et surtout partage avec les autres membres du Ka-Têt, qui le portent eux aussi). Ce trio (et les liens qui se développent entre eux notamment dans
Les Loups de La Calla) me touche énormément. D’ailleurs ils sont réunis à la toute fin, et je me rappelle avoir été extrêmement reconnaissante à Stephen King de leur avoir donné ça, après les avoir tellement torturés et avoir fait passer les lecteurs par tant de montagnes russes ! Je sais que les fans sont souvent viscéralement attachés à
Roland (ça va parfois jusqu’à l’adoration !), et c’est un personnage incroyablement puissant.
Randall Flagg aussi est fascinant, et extrêmement abouti.
Mais personnellement, j’ai une tendresse particulière pour le reste du Ka-tet, Jake, Eddie et Susannah. Et puis je ne résiste pas à l’envie de rendre hommage aux personnages « secondaires », souvent récurrents d’autres romans (car
La Tour Sombre est bien « la Jupiter du système solaire » de Stephen King, tout s’y entremêle et s’y retrouve, tout y prend sens). C’est fascinant de voir qu’ils conservent les traits particuliers que King leur a prêtés dans les autres romans, et qu’en même temps leur passage dans
La Tour Sombre leur ajoute une profondeur supplémentaire.
Le Père Callahan est une réussite, ainsi que les membres du
Ka-tet de la Rose. Et puis il ne faut pas oublier
Ote, quelle fantastique mascotte ! Enfin, j’aimerais dire mon immense admiration pour les créations linguistiques de Stephen King…
Pour moi, le Haut-Parler est un personnage à part entière de la série. Bâtir un vrai langage qui s’enrichit au contact des autres langues, c’est presque l’œuvre d’un démiurge. Là encore, la cohérence et la minutie de son travail m’ont impressionnée.